Devenir la Russie

« Jettez vos regards prudents sur Paris » – a averti le poète hongrois Janos Batsanyi ses compatriotes nobles en 1789, et ce week-end, de nouveau, de nombreux regards prudents seront jetés sur Paris. Aujourd’hui, cependant, ce sont les citoyens français qui devraient regarder Budapest avec précaution pour voir où la présidence de Marine Le Pen les conduirait et pour comprendre ce que signifie un leader politique qui est redevable à la Russie.

Insécurité nationale

Le 19 avril, Magomed Dasayev, un homme tchétchène vivant en Hongrie, a téléchargé une vidéo sur YouTube. Dans le clip, l’homme costaud est assis dans un café avec un jeune militant politique hongrois, Gergo Komaromy, qui a jeté de la peinture orange sur un mémorial soviétique quelques jours auparavant, en signe de protestation contre le gouvernement hongrois et ses relations de plus en plus intimes avec le gouvernement de la Russie. Dasayev donne un bref résumé, en russe, de ce qui s’est passé. « Nous avons entrepris à trouver cet individu », conclut-il, puis se tourne vers Komaromy qui s’excuse, d’abord en anglais, puis en hongrois, à ceux qui ont été insultés par ses actes.

Les deux hommes sourient. Et pourtant, il y a quelque chose d’effrayant à propos de la scène. Or, plus la presse hongroise a découvert les antécédents de la vidéo, plus il semblait alarmant. Dasayev avait d’abord soulevé la necessité de trouver le militant dans un groupe fermé de Facebook. Et là, le ton était nettement différent : « On doit paralyser des gens comme ça, puis publier la vidéo pour que les autres réfléchissent », a déclaré Dasayev dans une conversation où d’autres ont suggéré que Komaromy soit mis en embuscade dans la rue et que les vengeurs soient prudents pour ne pas avoir de témoins oculaires. « Personne ne pourra prouver rien. J’ai un bon avocat » , a répondu Dasayev qui, enfin, n’a pas paralysé Komaromy mais lui a dit que sa famille et lui étaient en danger. Plus tard, dans une interview, il a parlé de ses relations avec les députés hongrois, des diplomates russes et a même offert à Komaromy et à son groupe d’organiser un concert dans le centre culturel russe de Budapest. En fait, un employé de l’ambassade de la Russie à Budapest a été témoin de l’échange dans le groupe Facebook, mais, apparemment, il n’a pas alerté les autorités hongroises ; Il a seulement appelé les participants à se calmer.

Pour ceux qui suivent la politique russe, la vidéo doit dire quelque chose. Au cours des dernières années, les excuses forcées sont devenues de plus en plus fréquentes dans la Russie de Vladimir Poutine. En janvier 2016, un législateur indépendant, Konstantin Senchenko a appelé le président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov « une disgrâce ». Un jour plus tard, Senchenko s’est excusé publiquement à Kadyrov, suite à une visite d’un représentant de la communauté tchétchène qu’il a refusé de nommer. « J’accepte », a commenté gaiment Kadyrov sur Instagram. Au moins deux autres critiques de ce chef de la république infâme, agressif et totalitaire, ont été obligés de passer par la même humiliation publique l’année dernière.

Cependant, cette similitude n’a pas gêné le gouvernement hongrois, même après il est apparu que Dasayev est apatride, alors sa présence et ses affaires en Hongrie sont tout à fait douteuses. Le porte-parole du parti au pouvoir de la Hongrie, Fidesz, a déclaré l’incident « un problème personnel » et a conseillé au militant de porter plainte au cas où il se sentait menacé. Le gouvernement n’a pas laissé le comité du parlement hongrois sur la sécurité nationale ouvrir une enquête sur un cas antérieur non plus, dans lequel il était dévoilé que l’interface en ligne d’un sondage gouvernemental exécutait un code de la société informatique russe Yandex. Le code a envoyé les données personnelles des utilisateurs à un serveur à Moscou. Au lieu de voter pour ouvrir une enquête, les députés de Fidesz ont quitté la session, empêchant ainsi le quorum.

Pendant ce temps, comme l’a averti Mark Galeotti dans son récent rapport pour ECFR, le crime organisé basé à la Russie pourrait également revenir à Budapest avec des liens économiques plus forts entre les deux pays. Hélas, le ministre de l’intérieur d’Orban, un chef de police ancien des années 1990 qui a dirigé le ministère de l’intérieur dans tous les gouvernements d’Orban, a récemment été accusé par un prisonnier allemand et par Jürgen Roth, un journaliste allemand, d’avoir été en contact avec Semen Mogilevich que Galeotti appelle « un financier puissant » de la crime organisé basé à la Russie.

Mauvaise influence

Cependant, les services secrets, ils trouvent l’influence croissante de la Russie en Hongrie inquiétante. Lorsqu’il a été interrogé dans une interview pour évaluer la « menace russe » en Europe sur une échelle de un à dix, un ancien agent secret hongrois a répondu : « Neuf ou dix, le plus haut niveau», ajoutant que les autorités hongroises n’avaient pas interféré avec une organisation paramilitaire d’extrême droite dont le chef a ensuite tué un policier, parce que GRU, l’intelligence étrangère russe avait des liens avec l’homme et, par conséquent, la confrontation aurait été problématique d’un point de vue politique.

En revanche, ce que le gouvernement identifie comme une menace pour la sécurité nationale, ce sont des ONG. Les dirigeants de Fidesz, y compris Viktor Orban ont attaqué les « civils faux, financés par George Soros » depuis des années. Actuellement, le gouvernement hongrois prépare une loi qui obligerait les organisations civiles qui reçoivent des dons de plus de € 23 000 par an de l’étranger, à s’inscrire comme « organisation financée par l’étranger ». Le projet de loi, y compris même le préambule, est une copie, en gros, de la loi russe de 2012, portant sur les « agents étrangers ». Il y a également des similitudes frappantes entre le communiqué de presse du ministère hongrois des affaires étrangères et celui du ministère russe sur la récente crise politique macédonienne : tous deux attribue la responsabilité à l’ingérence d’ONG étrangères

Le projet de loi sur les ONG suit des amendements à la loi hongroise sur l’enseignement supérieur, qui force l’Université d’Europe centrale (CEU), une institution renommée qui a produit d’innombrables militants pro-démocratiques en Europe de l’Est, à cesser ses opérations en Hongrie. La loi ressemble aux tentatives de la Russie de fermer l’Université européenne de Saint-Pétersbourg, et un site d’information hongrois a rapporté, citant des députés Fidesz anonymes, que Poutine lui-même a donné à Orban l’idée lors de sa visite à Budapest en février. Il n’est pas surprenant que les tentatives de réprimander les « organisations de Soros » ont été mises en avant dans le talk-show politique de Dmitry Kiselyov, le propagandiste principal de la télévision russe, tout comme la propagande de guerre du gouvernement russe trouve souvent son chemin à la programmation de la télévision nationale hongroise.

La pression exercée sur les ONG – qui organisent principalement des activités de bienfaisance, fournissent de l’aide juridique ou luttent contre la corruption – s’est intensifiée après la crise migratoire de 2015, mais elle avait commencé bien avant cela. C’était Orban lui-même qui, en 2014, a ordonné une enquête sur les finances de cinq ONG financées par le Fonds norvégien (qui n’a trouvé aucune irrégularité grave). Au début de la même année, quelque chose de curieux est arrivé. Orban s’est rendu à Moscou et, en toute confidentialité et sans consultation préalable, a signé un accord sur un emprunt de 10 milliards d’euros. L’argent sera utilisé pour financer le projet de centrale nucléaire Paks II qui sera construite par la Russie. Étant donné que la centrale nucléaire de Paks n’avait pas besoin urgent d’expansion, on peut imaginer que l’emprunt n’avait pas beaucoup à faire avec la sécurité énergétique, mais les termes exacts de l’accord sont classés secret jusqu’à 2024.

2014 était également le début d’une série de rencontres individuelles annuelles et de plus en plus douces entre Poutine et Orban. Aucun autre chef de gouvernement de l’UE ne méritait telle attention de Poutine. En 2016, les deux leaders se sont félicités de leurs politiques relatives à la Syrie et aux réfugiés. Cette année, Poutine a offert à Orban une extension du prêt Paks II, soulignant que la Russie finirait par financer pleinement le projet. Deux mois plus tard, le gouvernement hongrois a lancé une campagne de publicité anti-UE manipulatrice et agressive, une répression contre les ONG et l’Université d’Europe centrale, et le code de Yandex a acheminé les données personnelles des citoyens hongrois à Moscou.

Et Magomed Dasayev a obligé un citoyen hongrois à faire des excuses publiques. Il a fait confiance à l’Etat hongrois pour ne s’en prendre à lui et il avait raison. Si Gergo Komaromy a fait confiance à l’État hongrois pour le protéger, il a eu tort.

Il n’y a évidemment aucune preuve que les relations intimes d’Orban avec Vladimir Poutine soient liées à la répression par le gouvernement hongrois contre les ONG. Il n’y a aucune preuve que c’est en raison d’emprunt Paks II que les autorités hongroises ignorent les activités clandestines de la Russie. Ou que le ministre hongrois de l’intérieur ou même Dasayev est connecté à l’un de ces réseaux clandestins.

Mais sinon, ce serait une série des coïncidences étrange et merveilleuse : et un nombre croissant des citoyens hongrois s’accordent avec cela. Des protestations contre le « Lex CEU » et contre la répression des ONG incluaient une condamnation forte et claire du cours pro-Russie de Viktor Orban. Un sondage en avril a révélé que la proportion des citoyens hongrois qui croient que la politique étrangère de leur gouvernement sert les intérêts de la Russie avait presque triplé (de 9 à 26%) pendant cinq mois.

En plus, il est peu probable que cela va changer dans un avenir proche. L’accord de prêt Paks II est secret ; mais on sait que l’accord met la Hongrie dans un position très précaire. Au cas où le gouvernement hongrois cesse de rembourser le prêt pendant plus de six mois, la Russie peut exiger l’ensemble du montant impayé à la fois. Remplacer l’aide occidentale par des fonds moins transparents ou gagner une élection – quel que soit l’objectif initial d’Orban avec l’emprunt, c’est un accord qui hantera les futurs gouvernements hongrois, pas seulement celui d’Orban ; sans parler des effets nocifs de la clémence actuelle envers l’intrusion de la Russie.

L’Orban de la France

Lors de l’élection présidentielle française, la candidate russe, c’est Marine Le Pen.

Certains peuvent souligner que François Fillon a une relation amiable avec Vladimir Poutine ou que Jean-Luc Mélenchon soutenait une relation plus étroite avec la Russie. C’est vrai – et les raisons pour lesquelles la Russie est toujours considérée, par un grand nombre de décideurs et d’électeurs européens, comme un état parfaitement normal avec qui on peut s’allier, doivent être abordés. Cependant, les liens financiers de son parti avec la Russie rendent Le Pen unique.

En 2014, il a été divulgué que le Front national empruntait 9 millions d’euros à un banque russe avec des liens vers le Kremlin. Dans la même année, Le Pen a déclaré que la Crimée, récemment annexée par la Russie, avait « toujours été russe ». En 2016, Le Pen a prétendument demandé à faire un autre emprunt encore plus grand aux banques russes. Elle a nié qu’elle avait le soutien de la Russie, mais elle a dit qu’elle reconnaîtrait l’autorité de la Russie sur la Crimée annexée, au cas où elle serait élue. En mars 2017, elle a rencontré Vladimir Poutine à Moscou – officiellement pour la première fois, mais pas selon son père – et, outre le soutien ouvert qu’elle a reçu de Moscou ainsi que d’innombrables attaques informatiques contre la campagne d’Emmanuel Macron, il est apparu que l’année dernière, le Front national a demandé, après tout, à faire un emprunt de 3 millions d’euros à une banque russe. Ceci, a réclamé le trésorier du parti, était « un projet sans suite »

L’exemple de la Hongrie, cependant, montre qu’il n’y a aucun projet « sans suite ». Appelez-le un pot-de-vin, un prêt ou un soutien clandestin, une fois que les bénéficiaires sont au pouvoir, leur pays entier devient responsable. D’une certaine manière, un prêt russe devient la dette de l’État et chacun de ses citoyens paie l’usure de ce prêt de différentes manières. Certains en regardant la propagande russe sur les chaînes de télé nationales. Certains par leurs données exposées aux serveurs russes. Certains en étant catalogués comme des « agents étrangers ». Certains seront obligés de s’excuser en public pour avoir exercé leurs droits démocratiques.

Avant d’entrer dans les kiosques de vote dimanche, chaque citoyen français devrait jeter son regard sur la Hongrie pour voir où une présidence Le Pen mènera.

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